La catastrophe, disait Walter Benjamin, c’est quand les choses suivent leur cours. Or cette année nous avons frôlé la catastrophe car les choses n’ont pas suivi leur cours. Le Coronavirus s’est répandu comme une nuée au-dessus de nous et en a agressé des centaines de milliers.
La pandémie nous a fait découvrir des termes qui nous étaient étrangers comme: distanciation sociale, gestes barrières et d’autres encore que nous avons redécouverts comme confinement, quarantaine ou certains dont l’usage est devenu quotidien alors qu’ils évoquaient des jours carnavalesques comme le masque, habituellement réservé à Pourim.
Ces termes connus ou inconnus ont créé un environnement anxiogène.
Distanciation sociale ne voulait pas dire s’éloigner des autres mais nous invitait à affirmer notre proximité avec les autres, en marquant une certaine distance spatiale avec eux pour que nous puissions continuer à nous côtoyer.
Geste barrière qui n’était pas là pour marquer des espaces différenciés, mais pour nous inviter à inventer une proximité relationnelle d’une autre façon que par le passé, moins corporelle, mais tout aussi affectueuse.
La quarantaine était une notion liée à l’histoire du Moyen Age lorsque sévissaient les épidémies de peste et de choléra. Alors que nous l’avions oublié, le Coronavirus nous a fait redécouvrir la normalité des choses: les maladies virales sont volatiles et insaisissables, elles se déplacent au gré du vent et des mouvements humains.
L’épidémie s’est répandue dans le monde, alors que nous avions oublié que cela pouvait être. Le souvenir de la grippe aviaire H5N1, en 2008, avait quitté nos esprits. De ce fait, l’émergence du Coronavirus a été ressentie comme une fragilisation de notre être car, jusque-là, nous avions un sentiment d’invincibilité presque totale. Des personnesont été qualifiées à risque, comme si nous n’étions pas tous fragiles etvulnérables. Nous avions oublié que notre corps d’adultes s’affaiblissait de jour en jour, imperceptiblement. Cela a remis en place nos pensées et nous a fait redécouvrir non pas uniquement la fragilité de notre existence, mais aussi le rare bonheur de réaliser que nous vivions, que chaque matin nous nous réveillions et pouvions envisager une journée nouvelle de vie et d’action, sauf durant le confinement lorsque certains se sont sentis déconnectés et vécurent dans un grand désarroi.
Face à cette pandémie qui nous déstabilise, nous pouvons nous plaindre, nous pouvons dire que cela est injuste. Ces pensées et ces paroles sont futiles. Elles révèlent notre cécité et à notre inadéquation à penser sereinement notre normalité qui s’exprime en deux mots: dépendance et vulnérabilité.
D’autres termes peuvent nous faire frémir, comme celui de tri. Est-il possible de choisir entre les malades? Ce terme de tri en rappelle un autre, à la descente d’un train, sur une rampe qui menait aux baraquements pour ceux qui semblaient les plus forts, et aux chambres à gaz pour ceux qui semblaient les plus faibles. Mais aujourd’hui, Dieu merci, il est plus question de hiérarchisation que de tri.
Que dit notre Tradition si un choix ou une hiérarchisation s’imposent.
Un midrach (Baba Metzia 62a) décrit la situation suivante.
Deux personnes exténuées et assoiffées se trouvent dans le désert. N’ayant plus assez d’eau qui leur permettrait de rejoindre ensemble la prochaine oasis, les deux risquent de mourir de soif. Deux options sont possibles. Soit l’un boira toute l’eau qui reste, essaiera de rejoindre l’oasis proche, étanchera sa soif et rapportera de l’eau à celui qui est resté sur place. Soit, par souci d’égalité, les deux boiront la même quantité d’eau, sans espoir de survie, ni pour l’un, ni pour l’autre.
Ben Patira répond: que chacun boive et qu’ils meurent tous les deux plutôt que l’un assiste à la mort de l’autre. Puis vint rabbi Akiba qui enseigna: ta vie précède la vie de l’autre car il est dit: « et tu vivras avec lui » (Lév 25:37), ce qui veut dire que tu dois tout entreprendre pour sauver ta vie d’abord puis, dans un second temps, la vie de l’autre. C’est donc celui qui a le plus d’eau qui boira, puis essaiera de rejoindre l’oasis proche pour ramener de l’eau à son compagnon.
D’autres textes s’évertuent à donner une réponse à la question: qui doit être sauvé en premier? Et le Talmud de donner une hiérarchie des humains en ces termes: Un homme a préséance sur une femme si leur vie est en danger et s’il s’agit de sauver leurs biens, mais une femme a préséance sur un homme s’il faut la vêtir ou payer une rançon pour la libérer…. (Horayot 13a). Et dans le même ordre d’idées, un Sage a préséance sur un Roi car il y a toujours un descendant du roi qui peut porter la couronne, alors que lorsqu’un Sage disparaît, il n’a pas d’héritier direct qui puisse prendre sa place et son savoir disparaît avec lui. (Horayot 3:8)
Néanmoins, penser qu’il puisse y avoir une hiérarchie dans ce type de situation nous laisse un goût amer qui nous renvoie à des considérations abyssales devant lesquelles nous sommes particulièrement mal à l’aise. Car toute vie est sacrée. Alors comment faire la différence entre les uns et les autres?
Au milieu du siècle dernier, rabbi Avraham Yishayah Krelitz, le ‘Hazon Isch, a dit: si on a de l’eau, on doit la donner à la première personne qui se trouve là. (Glosses sur Bava Metzion, Siman 2, 62a). Et plus loin il dit: mais si deux personnes se présentent en même temps et que le même diagnostic s’applique aux deux, ils doivent être traités de la même façon et gardés en vie le plus longtemps possible. Et plus tard, rabbi Chlomo Zalman Auerbach a déclaré que l’âge ne doit pas entrer en ligne de compte pour savoir quoi faire dans les situations d’urgence. Tous doivent avoir accès aux mêmes soins. (Min’hat Shlomo Tanina 86:1) Pourtant la discussion ne s’arrête pas là et s’appuie sur la phrase talmudique suivante: une revendication qui peut être mise en question doit laisser la place à une revendication évidente qui ne peut pas être mise en question (Pes 9a, Yevamot 19b, 38a, 38b; Avodah Zarah 41b,; ‘Houlin 10a; Niddah 15b), ce qui veut dire qu’on doit secourir d’abord celui qui est le plus en danger avant celui qui court un danger moindre (Un safek (doute/hésitation) n’existe pas en cas de Pikoua’h Néfèch, Ttzitz Eliezer vol 9, 28:3).
Et de nombreux décisionnaires ajoutent qu’en premier, le personnel médical doit être protégé, car de lui dépend la vie de nombreux individus. Pour arriver à cette conclusion, le rabbin Eliezer Waldenberg reprend la formule de rabbi Akiba: Ta vie a préséance sur la vie de l’autre.
Choisir entre les uns et les autres est toujours un dilemme terrifiant puisque toute vie est sacrée. Mais parfois des choix doivent être faits, tout en sachant qu’ils marqueront pour toujours, l’esprit de celui ou de celle qui aura dû faire ce choix. Et de nombreux décisionnaires de notre temps concluent que: affirmer que la vie d’une personne a plus d’importance que celle d’une autre ne peut pas être la seule référence pour trouver des réponses à des situations dramatiques et urgentes. (Feinstein, Iggerot Moché ‘Hochen Michpat 2, 75;2)
Alors que dire et que faire?
Il faut rappeler d’abord l’impérieuse nécessité de ne mettre aucune vie en danger. La Torah propose une indication en donnant comme exemple, la construction d’une maison, et dit: Lorsque tu construis une maison neuve, tu feras une balustrade autour de ton toit afin que ta maison ne cause pas la mort au cas où quelqu’un tomberait. (Deutéronome 22:8) Et, sur ce sujet, Maïmonide consacre un volume entier intitulé Hlikhot Rotzéa’h ouChemirat Néfèch: Les lois concernant l’assassin et la protection de la vie, l’assassin étant celui qui porte atteinte à la vie de l’autre, volontairement ou involontairement. Dans cet ouvrage, il précise que causer involontairement la mort d’autrui est contrevenir à deux commandements, l’un positif qui découle de l’obligation de construire ce fameux parapet, l’autre négatif qui découle du verset: tu ne verseras pas le sang (Exode 23:18) (Hlikhot Rotzéa’h ouChemirat Néfèch 11:4 svt). Si nous devons donc tout mettre en œuvre pour préserver notre propre vie, notre devoir est également de tout mettre en œuvre pour préserver la vie d’autrui.
C’est aussi cela que nous a rappelé la pandémie: la relation qui existe entre nous tous, proches ou lointains. Nous sommes responsables de nous, comme nous sommes responsables des autres. Nous devons nous protéger pour ne pas être contaminés, comme nous devons protéger les autres et ne pas les contaminer.
Porter un masque n’est pas agréable. Mais cela est indispensable car cela protège les autres; comme les autres, en le portant, nous protègent. Nous sommes tous interdépendants. Chacun peut devenir le רודף, le poursuivant, celui par lequel la mort peut frapper, et chacun doit tout mettre en oeuvre pour ne pas le devenir.
Les rabbins ont dit: כל־ישראל ערבים זה בזה les juifs sont solidaires les uns des autres (Sanhedrin 27b et Chevouot 39a). La responsabilité s’arrêterait-elle au peuple juif?
Dans le même ordre d’idée, la Michnah (San 4:5) et le Talmud (San 37a) nous rappellent que כָּל הַמְאַבֵּד נֶפֶשׁ אַחַת מִיִּשְׂרָאֵל, מַעֲלֶה עָלָיו הַכָּתוּב כְּאִלּוּ אִבֵּד עוֹלָם מָלֵא qui détruit une vie en Israël, c’est comme s’il détruisait un monde entier, texte également centré sur nous-mêmes. Aujourd’hui, bien que le texte du Talmud soit inchangé, lorsque cette citation est énoncée, on dit: כָּל הַמְאַבֵּד נֶפֶשׁ אַחַת, מַעֲלֶה עָלָיו הַכָּתוּב כְּאִלּוּ אִבֵּד עוֹלָם מָלֵא qui détruit une vie, c’est comme s’il détruisait un monde entier. De même la phrase rabbinique: כל־ישראל ערבים זה בזה les juifs sont solidaires les uns des autres, devient: כולנו ערבים זה בזה nous sommes tous solidaires les uns des autres, juif ou non-juif, proche ou lointain, autochtone ou étranger, car nous sommes tous interdépendants. Même si le texte reste inchangé, dans l’énoncé oral, le particularisme laisse la place à l’universalisme et la responsabilité envers les nôtres est élargie pour s’adresser à tout le genre humain. La philosophie de Levinas est là pour nous le rappeler, elle qui peut se résumer ainsi: L’Autre m’interpelle, me fait sortir de ma solitude et m’impose un sentiment de responsabilité.
Or souvent, soucieux de nous-mêmes, nous oublions la responsabilité envers l’ensemble de tout ce qui vit autour de nous, de près ou de loin.
Aujourd’hui, nous ne pouvons pas dire que nous ne sommes pas responsables des autres comme nous ne pouvons pas nous défausser sur les autres pour excuser un relâchement de notre part. Nous devons être tous solidaires devant la pandémie. Le traçage qui a été mis en place est le signe évident de la responsabilité entre nous et les autres, et inversement.
Nous ne vivons plus au temps du ghetto. Nous vivons dans un monde connecté non seulement virtuellement, mais dans la réalité spatiale. Nous existons dans un espace non cloisonné, ouvert aux autres. Nous côtoyons des inconnus, et nous n’avons pas le droit de leur transmettre un virus qui risque de les tuer. Et eux n’ont pas le droit de nous transmettre un virus qui peut être synonyme de mort. Notre responsabilité s’étend à tous et porter un masque, c’est affirmer cela.
Sachons au moins tirer cette leçon et, en nous protégeant, protégeons les autres afin que cette année nous puissions renforcer les liens qui nous unissent et vivre sereinement les uns à côtés des autres, pas trop près ni trop loin, à distance sans être éloignés, avec des barrières et en relation.
Et protégeons notre corps de toute atteinte afin que notre âme continue à nous habiter.
Que cette année soit bonne et soyez en bonne santé.
שנה טובה ותהיו בריאים