Yom Kippour 5781 : François Garaï

Devant le mal-être et l’angoisse que nous ressentons tous, pouvons-nous être joyeux et exprimer un certain bonheur?

Cette même question peut être posée en cette soirée de Kol Nidré. Alors que Yom Kippour est une fête grave, austère, pouvons-nous la considérer comme un moment festif et exprimer de la joie à vivre cette solennité?

Après de nombreux échanges, les rabbins du Talmud (Erouvin 40b) décidèrent que Yom Kippour était un moment positif puisqu’il nous donne l’occasion de nous pencher sur la question de notre existence et de nous placer face à Celui qui est source de vie, de clémence et de pardon. C’est pourquoi, même si aucun Kiddouch n’est prononcé, ni aucune goutte de vin n’est bue, ils conclurent que la bénédiction du Chéhé’héyanou devait être prononcée. C’est pourquoi elle le fut lors de l’allumage de la lumière de Kippour. Et c’est pourquoi aussi je vous invite à la répéter avec moi, en réalisant le bonheur de nous savoir vivants:

בָּרוּךְ אַתָּה יהוה, אֱלֹהֵֽינוּ מֶֽלֶךְ הָעוֹלָם, שֶׁהֶחֱיָֽנוּ וְקִיְּמָֽנוּ וְהִגִּיעָֽנוּ לַזְּמַן הַזֶּה.

Béni sois-Tu Eternel, notre Dieu roi de l’univers, qui nous as fait vivre, nous as maintenu en existence et nous as fait atteindre ce moment.

Reste la question initiale: devant la mal-être et l’angoisse actuels, la joie a-t-elle encore sa place?

Pour répondre à cette question considérons la Tradition de nos Maîtres et essayons de penser ce que la joie peut être.

Un passage du Talmud de Jérusalem (Kid 4:12) nous met en garde si nous ne jouissons pas de ce qui nous est donné. rabbi ‘Hizkya au nom de Rav a dit: à l’avenir, chacun sera jugé pour tout ce que ses yeux ont vu et qu’il n’a pas consommé, c’est-à-dire, pour reprendre les paroles de rabbi Yitz Greenberg, pour chaque plaisir légitime auquel il a renoncé. Et le texte du Talmud poursuit: C’est pourquoi rabbi Eléazar décida de mettre de l’argent de côté pour déguster, au moins une fois par an, de toutes les sortes de fruits et de légumes. Pourquoi cette volonté de consommer au moins une fois par an des nouveaux produits de la terre? Pour les goûter et les apprécier, bien sûr et, également, pour avoir l’occasion de dire cette bénédiction du Chéhé’héyanou et de réaliser le bonheur d’être toujours en vie une année de plus, lorsque les nouveaux fruits et les nouveaux légumes apparaissent sur les étals des marchants.

Cela peut sembler futile.

Pourtant, dire une bénédiction pour ce qui est nouveau et agréable, n’est-ce pas réaliser le plaisir et la joie de vivre ce moment? C’est pourquoi Abraham Joshoua Heschel nous invite à vivre toute notre vie dans un étonnement constant. Et il poursuit en disant : levez-vous le matin et regardez le monde en ne le considérant pas comme acquis. Vous réaliserez alors que tout est merveilleux, et vous ne serez pas tentés de traiter la vie avec désinvolture. Et il ajoutait être spirituel, c’est être étonné.

Dire une bénédiction, n’est-ce pas également prendre conscience d’une certaine dépendance; dépendance par rapport à la nature et à ce qu’elle nous offre et, pour le croyant, dépendance avec Celui que l’on appelle יהוה et que nous considérons comme étant la source de tout ce qui est.

Viktor Frankl, un psychiatre viennois, rescapé des camps de concentration et d’extermination, disait: la porte vers le bonheur s’ouvre vers l’extérieur, c’est-à-dire dans la conscience de notre relation avec le monde extérieur et avec les autres.

C’est ce qu’a développé un philosophe français, Pierre Zaoui qui, à partir de la philosophie de Levinas, déclare … la satisfaction éprouvée dans le contentement de ses besoins est la conséquence de la reconnaissance de notre dépendance à l’extériorité. (La traversée des catastrophes Points p.277)

Et tel est bien le cas.

Lorsque nous ressentons de la joie, c’est toujours en relation avec un élément qui nous est extérieur: le sourire d’un enfant, la caresse d’un être cher, un mot affectueux, le lever de soleil, une mélodie harmonieuse, une brise fraîche en plein été, la saveur d’un fruit mûr, la suavité d’un nectar, un paysage majestueux, une œuvre d’art qui émeut…

Cette extériorité de la source de bonheur peut être ressentie comme une dépendance. Elle peut aussi nous nous rendre attentifs à l’impératif relationnel qui sous-tend notre existence.

Pour certains, point besoin de rituels, point besoin de bénédictions. Pour d’autres, les rituels et les bénédictions permettent d’être en pleine conscience. Cette ouverture vers l’Autre, avec un « A » majuscule, c’est justement l’affirmation de la reconnaissance et de la prise en compte de cette dépendance qui se mue en relation avec Celui ou Celle que nous affirmons être la Source de notre existence.

C’est pourquoi les Maîtres de notre Tradition ont conçu un ensemble de textes et de références, les מצוות, pour structurer notre existence et nous permettre de prendre encore mieux conscience de notre vécu et de cette relation avec le monde, avec les autres et avec la Source de toute existence, laissant à chacun le soin de trouver sa propre compréhension de qui est Dieu.

Ces מצוות sont proposées pour donner un cadre à partir duquel chacun peut diriger son action dans le monde et dans sa vie personnelle. C’est ainsi que la joie pure est devenue la joie du commandement: שמחה של מצוה. C’est pourquoi on trouve de nombreux textes mentionnant cette joie qui est celle de l’accomplissement des actes prescrits et qui concernent tous les aspects de la vie, depuis les plus matériels jusqu’aux plus spirituels. Ainsi, au sujet des Fêtes, un texte rabbinique affirme: Les saisons fixées -c’est-à-dire les Fêtes- ont été données à Israël dans le seul but de leur procurer du plaisir. Le Saint, béni soit-Il, a dit: Si vous avez du plaisir [à les célébrer une année], vous aurez l’occasion de les célébrer à nouveau l’année suivante… » (Tan’huma, Beréchit 4). Et dans le Talmud nous lisons (Chabbat 30b): … la Présence Divine ne peut reposer sur l’homme ni dans la tristesse, ni dans la paresse, ni dans la frivolité… ni dans le bavardage, mais au sein de la joie en relation avec l’accomplissement d’une mitzvah. Savoir que quelque chose est attendu de nous et pouvoir l’accomplir, telle est, selon nos Maîtres, la source d’une joie véritable.

Cette propédeutique procure ainsi à celui qui met en application les מצוות, une joie qui ne fonde pas une approche de la vie et du monde sur la dépendance mais sur le relationnel. En énonçant les bénédictions, nous dépassons le matériel pour exprimer une relation qui nous élève vers le spirituel. C’est pourquoi Maïmonide dit: La joie qu’une personne tire d’accomplir de bonnes actions et d’aimer Dieu, ce que Dieu lui-même nous a commandé de pratiquer, cette joie est une forme suprême de culte divin. »

Le Baal Chèm Tov, le fondateur du ‘Hassidisme, interprétait le verset du Psaume (100,2): עבדו את יי בשמחה Servez Dieu dans la joie comme voulant dire que la joie est le véritable service à Dieu, et c’est ainsi qu’on le sert le mieux. Et il ajoutait: מצוה גדולה להיות בשמחה תמידC’est une grande mitzvah de vivre dans l’état de joie constante et notre devoir est de rechercher le bonheur, d’exprimer la joie et tel est le service que Dieu attend de nous. Quant à rabbi Na’hman de Bratslav, il poursuivait dans le même sens: C’est une mitzvah de tout mettre en œuvre pour maintenir résolument la dépression et la morosité à distance. Et pour bien se faire comprendre, il ajoutait: La règle est qu’une personne doit être déterminée et mettre toutes ses forces pour être heureuse à tout moment. La nature humaine nous fait plonger dans l’obscurité à cause des vicissitudes et des malheurs de l’existence disait-il, et chaque être humain est rempli de souffrance. Par conséquent, une personne doit faire de grands efforts… pour se réjouir de toutes les manières possibles… (Likkutei Moharan II, 24).

Selon Pierre Zaoui, afin de construire pour notre propre compte un concept de bonheur…, il nous faut échapper à la double pince gréco-chrétienne, à savoir, celle d’un bonheur eschatologique, c’est-à-dire toujours à venir mais jamais là; soit celle d’un bonheur tragique, c’est-à-dire héroïque, splendide mais vide de toute joie et de tout contenu (p.265). Il dit cela dans un chapitre sous-titré: Se faire son petit bonheur juif, « petit » parce que toujours dépendant; « petit » parce que parfois sans éclat, comme le qualifiait, pendant le confinement, l’écrivain et journaliste Roger-Pol Droit: Prendre le petit déjeuner… faire de la gymnastique, écrire un article de journal… rédiger quelques pages d’un prochain livre… envoyer un mail, skyper, whatsapper, tweetter, instragramer, écouter des informations puis un quatuor à cordes, dîner, regarder une série… Et le lendemain recommencer. C’est la vie. (Entre Parenthèses, à paraître)

Alors, s’il s’agit toujours de tout recommencer, comment véritablement percevoir le bonheur et la joie, les deux étant intimement mêlés en hébreu sous la vocable שמחה?

Pierre Zaoui répond: le bonheur… est l’expérience d’un éclat.

Et c’est peut-être là que se trouve notre difficile relation à la joie et au bonheur. Nous ne pouvons pas faire l’expérience du bonheur dans un temps long et infini. Le bonheur et la joie surgissent et disparaissent. C’est à notre mémoire de garder le souvenir de cette fulgurance, de cet éclat de lumière, comme un feu d’artifice qui, aussitôt éclaté, disparaît dans l’obscurité du soir. Le bonheur est évanescent. Une fois passé, il disparaît à jamais; sauf en notre mémoire.

La joie, le bonheur nous côtoient. Ils nous enveloppent le temps d’un instant. Si nous gardons cet instant présent en nous, le bonheur et la joie ne s’estompent pas. Si au contraire, ils sombrent dans l’oubli, alors c’en est fini de toute joie et de tout bonheur.

Et cette joie et ce bonheur ne peuvent pas se vivre dans le repli sur soi, dans l’oubli de la dépendance et de la relation avec ce qui nous entoure et avec ceux qui nous entourent. Bien au contraire, pour surgir, la joie et le bonheur ont besoin que notre monde intérieur soit en relation avec le monde extérieur.

Alors ce soir pensons à ce que le monde nous a apporté et à ce que nous avons apporté au monde. C’est pourquoi il faut dire la bénédiction du שהחיינו, de la nouveauté positive, car ainsi nous réalisons encore mieux notre bonheur de vivre et pouvons l’exprimer dans la joie.

N’oubliez pas: vous vivez, vous êtes de ce monde, réjouissez-vous et espérez vivre cette année encore pour ressentir cette joie d’être en relation avec les autres, et ce bonheur d’exister au sein de ce monde qui parfois nous agresse, mais qui nous permet d’être en vie et de prendre conscience de tout ce dont nous bénéficions.

Alors aujourd’hui, comme le psalmiste (100,2): עבדו את יהוה בשמחה Servez l’Eternel dans la joie, בואו לפניו ברננהvenez devant lui avec allégresse. Et que l’Eternel vous inscrive aujourd’hui, vous et les vôtres, pour une année de vie, de santé et de joie.

Et que demain, il scelle ainsi son verdict en votre faveur et en faveur de tous les vôtres.

גמר חתימה טובה